L'Egypte à la recherche du trésor perdu

Publié le par Théti-Chéri

Sur les flancs de la montagne thébaine, le village de Qourna assiste à sa destruction en silence. Pas de cri, ni de coup de fusil. Dans cette région de la haute Egypte, où les habitants, les fiers Saïdis, sont réputés pour la vigueur avec laquelle ils défendent parfois leur honneur et leurs propriétés, l'émotion s'exprime par le spectacle inhabituel, jeudi 14 décembre, de deux vieillards qui pleurent. Devant eux, des bulldozers s'enfoncent dans les briques en terre crue des maisons, abattent les murs recouverts de peintures naïves, représentant les scènes de la vie quotidienne ou les étapes d'un pèlerinage à La Mecque, qui avaient forgé la notoriété de Qourna.

Ahmed Badaoui, père de neuf enfants et qui "croit avoir 54 ans" tout en en paraissant le double, regarde le toit de son voisin s'effondrer dans un nuage de poussière. "Mon père et mon grand-père sont nés ici. Et c'est ici que je veux finir ma vie. Le jour où le bulldozer viendra pour ma maison, j'ordonnerai à mes enfants de sortir mais, moi, je veux rester mourir entre ces murs", sanglote-t-il. D'un geste dramatique, il se frotte le visage de terre brune : "Par Allah, jamais je n'aurais pensé que ce malheur me tombe sur la tête !"

Voilà près de soixante-dix ans que le gouvernement égyptien tente de déplacer les habitants de Qourna. L'objectif est de sauver les trésors plusieurs fois millénaires enfouis sous la colline : des centaines de tombeaux datant de l'époque pharaonique, menacés par l'urbanisation débridée des vivants. D'après les livres d'histoire, les Qournaouis sont les descendants des tribus Beni Hilal qui s'y sédentarisèrent progressivement autour du XVe siècle. Ils s'installèrent à l'intérieur même des cavités mortuaires, puis à côté et au-dessus, s'appuyant sur les fondations antiques pour agrandir leurs habitats. Jusqu'alors, ils avaient toujours refusé de quitter les lieux.

Les incitations à partir dans des appartements neufs, construits à l'écart des tombes, l'interdiction d'agrandir les habitations ou de restaurer les fragiles murs de terre sèche... rien n'y a fait. Les jolies maisons, leurs habitants, leurs bêtes et leurs ordures, ont continué de s'étaler sur la colline, au grand dam du Conseil suprême des Antiquités de l'Egypte. Jusqu'à cette année.

L'officier de police Ahmed Metoualli supervise ce grand nettoyage d'un air satisfait. Les maisons situées sur les tombes, étiquetées numéros 83, 176 et 177 par les égyptologues, viennent d'être rasées en quelques heures à peine. En tout, c'est plus d'un millier de foyers qui doivent disparaître. Le processus paraît inéluctable. Certains se hâtent d'enlever le maigre mobilier tandis que les briques redeviennent poussière.

"Ces gens vivaient dans des taudis insalubres, sans eau, sans électricité, dit l'officier. En échange de leur départ, le gouvernement leur fournit des appartements avec des douches et des toilettes. Il y a quelques vieux irascibles qui ne bougeraient pas quand bien même on leur offrirait la lune, mais la majorité d'entre eux sont très contents." Preuve en est, selon lui : le processus commencé le 2 décembre se poursuit "sans recours à la force".

Le vieux Saïd Mohammed n'est pas de cet avis. En démolissant la maison de son voisin, le bulldozer a détruit le mur mitoyen, qui s'est écrasé chez lui, engloutissant ses deux vaches, ses poules et ses canards - toute sa fortune. Désespéré, il compare l'opération aux "méthodes des Israéliens en Palestine". "Leurs nouveaux appartements, c'est la prison de Guantanamo dans le désert, surenchérit un autre homme. Ils sont trop éloignés de nos champs et il est interdit d'y amener nos animaux. Comment va-t-on survivre ?"

En face de la ville de Louxor, à deux pas de la célèbre vallée des Rois, le village tire une autre source de revenus de l'archéologie et du tourisme. Qourna fournit un nombre impressionnant de gardiens et d'ouvriers de chantiers de fouilles. Sans compter que chaque Qournaoui est aussi un peu vendeur : de boissons, de cartes postales, de statuettes en albâtre, de papyrus et autres pharaoneries. Cette proximité avec les trésors antiques leur a collé la mauvaise réputation de "pilleurs de tombes".

Dans son petit hôtel, adossé au temple de Ramsès II, Saïd Abd Al-Rassoul lutte sans relâche pour réhabiliter la mémoire de ses ancêtres. Son arrière-grand-père, cheikh Ali, est célèbre pour avoir découvert, en 1876, une cachette contenant les momies royales qui figurent aujourd'hui parmi les pièces maîtresses du Musée du Caire. Son grand-père participa aux fouilles de Howard Carter en 1922 qui menèrent à la tombe de Toutankhamon.

Son père obtint une concession officielle pour excaver lui-même la tombe du pharaon Séti Ier. "Sans l'expérience des bergers et des paysans de Qourna, qui connaissent le terrain par coeur, plaide-t-il, beaucoup de découvertes n'auraient jamais eu lieu. Malheureusement, nos noms tombent dans l'oubli de la mémoire, au profit de la gloire des archéologues étrangers."

Il est arrivé qu'un berger trouve un objet antique, le garde et le vende. Un adolescent raconte qu'il est "très connu" qu'après les rares ondées, le désert recrache ses trésors à la surface. "Alors, on donne des coups de pied dans les dunes, pour vérifier." Les spécialistes reconnaissent que la plupart des Antiquités proposées avec des airs de conspirateurs dans les arrière-boutiques sont généralement des faux grossiers. "On nous accuse d'être des voleurs, mais les musées de Londres, Berlin et Paris regorgent de trésors égyptiens. Qui sont les véritables pilleurs de tombes ?", s'interroge Saïd Abd Al-Rassoul.

Trésors enfouis, volés ou perdus, découvertes fabuleuses et trafics de fausses antiquités... Tout cela appartient à la légende de Qourna. L'histoire du village est intimement imbriquée à celle de l'archéologie que l'on veut aujourd'hui préserver. "Par leurs traditions, et leur art populaire, les habitants assuraient le dernier lien entre le passé et le présent. Avec la démolition de Qourna, c'est une partie de la mémoire de Thèbes qui va disparaître. C'est un patrimoine culturel que l'on détruit", déplore l'archéologue français Christian Leblanc.

D'autres s'inquiètent de "ce préjudice irrémédiable fait à la vallée". Y compris des touristes qui s'émeuvent, dans des pétitions collectées par quelques habitants et restées lettres mortes, que Qourna ressemble un jour "à la vallée des Rois, où se visitent des tombes somptueuses dans un paysage sans âme, aux allures de parking".

La fin de Qourna n'est pas seulement l'aboutissement d'une politique d'aménagement critiquable. C'est aussi la logique du temps qui passe, des rêves de modernité qui se sont emparés jusqu'aux tréfonds des rives du Nil. "La nouvelle génération a poussé l'ancienne à partir, regrette Mohammed Abdel Salam, qui ignore ce qu'il adviendra de sa modeste pension pour touristes. Avant, les pères savaient faire régner l'ordre dans les familles. Mais, avec l'arrivée de toute cette modernité, le respect a disparu."

Les jeunes n'ont que faire de ces masures en terres peinturlurées où ils vivent entassés, souvent au chômage, dans l'impossibilité de financer un toit et de se marier. Aussi laids soient les appartements en forme de cubes bétonnés fournis par le gouvernement, ce changement a nourri l'espoir d'accéder à une vie idéalisée, le plus loin possible de la poussière de Qourna. Et du passé, si glorieux soit-il. "Le seul tombeau que je connaisse, martèle Karim, 19 ans, c'est la maison de mon père."

Cécile Hennion
Article paru dans l'édition Le Monde du 26.12.06.
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article